vendredi 11 mai 2007

La Doctrine de L'Islam

Si tel est l'Islam, ne sommes-nous pas tous Musulmans ? (Goethe)


Rarement religion fut aussi méconnue et dénaturée que l'Islam ; rarement préjugés aussi grotesques et calomnies aussi éhontées ont trouvé autant de crédit auprès du grand public européen, que ceux qui ont été répandus sur Mohammed ( Mahomet ) et son enseignement. Le souvenir confus des luttes que l'Occident chrétien a soutenues contre l'Orient musulman a entaché et entache encore les jugements sur l'islam. Que de fables insensés courent sur le Prophète, que des mythes absurdes sur l'intolérance et le fanatisme musulmans sont acceptés comme des dogmes indiscutables. Quelques écrivains célèbres et arabisants de mérite avaient essayé, il est vrai, de rendre justice à l'islam. Leurs tentatives n'ont pas eu beaucoup de succès. La grande masse des lecteurs continue d'ignorer à peu près tout de la personne du Prophète, de sa religion et de la brillante civilisation qui exerça une si large influence sur la civilisation occidentale. Qu'il nous soit donc permis de citer une page de Lamartine sur le Prophète, en guise d'introduction à cet aperçus rapide de la doctrine de l'islam. " Jamais, dit le grand poète, homme ne se proposa, volontairement ou involontairement, un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : saper les superstitions interposées entre la créature et le Créateur, rendre Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, restaurer l'idée rationnelle et sainte de la divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de l'idolâtrie… jamais homme n'accomplit en moins de temps une si immense et durable révolution dans le monde, puisque moins de deux siècles après sa prédication, l'Islam, prêché et armé, régnait sur les trois Arabies, conquérait à l'Unité de Dieu la Perse, le Khorasan, la Transoxiane, l'Inde occidentale, la Syrie, l'Egypte, l'Ethiopie, tout le continent connu de l'Afrique septentrionale, plusieurs îles de la méditerranée, l'Espagne et une partie de la Gaule. Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures de génie de l'homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l'histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n'ont remué que des armes, des lois, des empires ; ils n'ont fondé, quand ils ont fondé quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d'hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué de plus, des idées, des croyances, des âmes. Il a fondé sur un livre, dont chaque lettre est devenue loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes races, et il a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel…Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d'idées, restaurateur de dogmes rationnels, d'un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d'un empire spirituel, voilà Mahomet. A toutes les échelles où l'on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand… " (Lamartine : Histoire de la Turquie. Paris 1854). Il serait téméraire d'essayer d'ajouter quoi que ce soit à ce portrait du Prophète, tracé par Lamartine. Pour la meilleur compréhension de l'Islam, il est néanmoins nécessaire, tout en rendant l'hommage dû à la grandeur du Messager de la religion musulmane, d'insister sur la place relativement modeste que tient la personne du Prophète dans la doctrine de l'Islam. Simple mortel, Mohammed n'a jamais prétendu à un rôle autre que celui d'annonciateur du Verbe de Dieu. " Je ne suis pas un innovateur parmi les Apôtres. Je ne fais que suivre ce qui m'a été révélé ; je ne suis qu'un avertisseur sincère " dit le Prophète. (Coran XLVI, 8). Jamais il n'a cherché à passer pour un saint ni à paraître sans péchés. Un verset du Coran s'adresse à Mohammed dans les termes suivants : " Que Dieu te pardonne tes péchés anciens et récents et qu'il te rende parfaite Sa Grâce en toi et qu'il te guide sur la voie droite. " (Coran XLVIII, 2). Il est tout à fait inexact d'appeler, comme le fait la terminologie courante, les adeptes de l'Islam d'après le nom du Prophète. Les termes " mahométans ", " Mohammedaner " etc., traduisent le terme " chrétien " et créent une confusion qui dénature l'essence même de l'Islam. L'impropriété de l'expression relève de la substance même des deux religions. La base du Christianisme réside essentiellement dans le fait de l'Incarnation et de la Rédemption. La religion chrétienne est fondée sur la Personne même de Dieu-Homme, perpétuée par l'Eucharistie et le Corps Mystique. Le Christ fait partie du principe Divin, qui revêt un aspect trinitaire. Le terme " chrétien " est donc justifié ; il est à sa place. Il n'en est pas de même du mot " mahométan ", car l'essence religieuse de l'Islam n'est pas liée à un événement, mais à une idée, l'idée de Dieu Unique. Dans l'Islam, le principe Divin est indivisible et transcendant. L'idée de Dieu individualisé, de Dieu incarné est contraire à la conception rigide du monothéisme musulman. Le rôle du Prophète n'est que celui d'un intermédiaire, élu parmi les mortels pour transmettre à l'humanité le Verbe Divin. Pour le Chrétien, c'est le Christ, vivant dans l'Eucharistie, qui est le Verbe Divin, et non le Nouveau Testament. Pour le Musulman, c'est le Coran qui est la Parole de Dieu. Le Prophète n'est qu'un simple messager.

L'Islam appartient au groupe des religions révélées. Monothéiste, comme le Judaïsme et le Christianisme, il conçoit l'Univers comme une création volontaire d'un Etre absolu, incréé. Le Dieu d'Abraham, de Moise, de Jésus et de Mohammed est Un. Il se révèle comme Personne distincte du monde créé. Cette conception de la divinité est en opposition avec la perspective métaphysique des religions de l'Asie : l'Hindouisme, le Bouddhisme, le Taoïsme. Pour celles-ci l'Univers est l'émanation d'un principe suprême. Une volonté personnelle n'a pas présidé à sa création. Dieu et l'Univers forment la Réalité primordiale non manifestée. Les fondements religieux de l'Islam sont le Coran et la Sûnna. C'est sur eux que reposent la théologie et le droit des musulmans. Le Coran est le livre sacré des musulmans. Il contient tous les principes religieux de l'Islam et dicte sa théologie. Il est aussi le fondement du code civil et politique qui règle la vie social et le statut personnel des croyants. Le Coran a le même caractère légiste que l'Ancien Testament. La Sûnna, qui signifie littéralement la voie, le chemin, est l'ensemble des actes, des décisions et des paroles du Prophète. C'est la loi traditionnelle de l'Islam. Elle s'applique aux cas qui ne sont pas expressément prévus et sanctionnés par le Coran. " La Sûnna explique le Coran et l'éclaircit ", dit Ahmed Ibn Hanbal, fondateur de l'une des quatre écoles juridiques de l'Islam. Mais toutes les dispositions prophétiques ne déterminent une obligation définitive quelconque qu'à la condition qu'elle revêtent le caractère d'une révélation expresse ou implicite. A l'appui de ce texte, voici cette parole du prophète lui-même : " Si je vous commande quelque chose de mon propre chef, je ne suis qu'un mortel, mais lorsque je Vous rapporte quelque chose de Dieu, retenez-le, car je ne saurai mentir sur le compte de Dieu " (Sahihe Muslim). La Sûnna s'exprime dans les Hadiths. Ce sont des récits concernant les actes et les paroles du Prophète. Rapportés par des témoins véridiques. Il y en a plusieurs recueils. Selon les croyances musulmanes, la révélation du Coran fut faite à Mohammed dans la nuit sacrée d'al Qadr. En cette nuit, ou se fixèrent les destinées des hommes, le Prophète reçut la révélation de la parole Divine, éternelle et incréée. Il répandit la bonne nouvelle et l'avertissement par fragments et à des intervalles divers. Les détracteurs de l'Islam révèlent le caractère " opportuniste " du livre sacré de l'Islam et lui reprochent d'avoir été composé au fur et à mesure de nécessités du moment, s'adaptant aux besoins et aux intérêts de l'Islam. Ils insistent sur un certain désordre et sur les répétitions du Coran. Il serait équitable de reconnaître que de telles critiques ont été adressées aux autres livres sacrés, qui ont précédé le Coran et qui, eux aussi, ont été rédigés et publiés longtemps après la prédication de leurs messagers. En effet, les révélations du Prophète furent souvent écrites sur le premier objet venu. Beaucoup de sentences prophétiques se sont conservées uniquement dans la mémoire de ceux qui les avaient entendues et furent enregistrées plus tard. La rédaction officielle du Coran est de plusieurs années postérieure à Mohammed. Elle ne fut établie et adopté qu'en 651, sous le Khalife Otmane Ibn Afane, troisième successeur du Prophète. Une commission, présidée par Zeid Ibn Thabit, un des premiers compagnons de Mohammed, son secrétaire et successivement secrétaire des trois premiers Khalifes, était chargée de réunir et de contrôler les textes épars et d'en tirer une édition définitive. Dès que cette tache fut accomplie, on brûla les autres textes afin d'éviter des discussions stériles et peut-être dangereuses. Troisième et dernière religion monothéiste, l'Islam se situe dans la tradition abrahamique, à la suite de Judaïsme et du Christianisme. Plus d'une fois, Mohammed a déclaré qu'il n'était pas venu fonder une religion nouvelle, mais pour restaurer et propager en langue arabe la religion d'Abraham, de Moise, et de Jésus. " Rien ne t'est dit, Mohammed, qui n'ait été dit aux Apôtres qui t'ont précédé. " (Coran, XLI, 43). " Dieu a institué pour vous une religion qu'il avait établie pour Noé. C'est celle que nous t'avons révélée et que nous avions établie pour Abraham, pour Moïse et pour Jésus. " (Coran, XLII, 11). " Sur les pas d'autres prophètes, nous avons envoyé Jésus, fils de Marie, pour confirmer le Pentateuque ; nous lui avons donné l'Evangile, qui contient aussi la direction et l'avertissement pour ceux qui craignent Dieu. " (Coran, V, 50). Ce qui distingue l'Islam et lui assure une place particulière dans la lignée des religions monothéistes c'est l'accent impérieux de son affirmation de la transcendance et de l'unité de Dieu. C'est son refus de consentir la moindre concession à la pureté de sa doctrine unitaire. " Al-Tawhid ". " Dieu est Un, Dieu se suffit, il n'a pas engendré, et il n'a pas été engendré, et personne n'est égal à Lui " (Coran CXII) dit le Coran. Etre transcendant, insondable, inconnaissable, indivisible, Dieu est au-delà de tout ce que l'homme puisse concevoir, " Rien ne Lui est comparable " (Coran, LVII, 11). Tout " les beaux noms " Lui sont applicables, sans pouvoir définir son essence. La démarcation entre Dieu, Principe Eternel et immuable et le monde de changements et de multiplicités est si nettement tranchée dans l'Islam que toute idée susceptible de conduire l'esprit à la confusion entre l'Absolu et le contingent, le Transcendant et le tangible, est proprement intolérable à la foi musulmane. De ces prémices spirituelles découlent les similitudes et les divergences de l'Islam avec le Judaïsme et le Christianisme, auxquels il reproche d'avoir dévié de l'enseignement authentique de Moïse et du Christ. Certes, par son monothéisme rigide le judaïsme est très proche de l'Islam. L'appel solennel : " Ecoute Israël ! L'Eternel est notre Dieu. L'Eternel est Un ", pourrait être adressé aux Musulmans. Mais le Dieu " clément et miséricordieux " de l'Islam n'est pas le Dieu exclusif et jaloux d'Israël, qui sépare son peuple des autres peuples par une multitude d'observances et d'interdictions rigoureuses, afin de préserver la pureté de la race élue.

Du Christianisme, par contre, l'Islam n'accepte ni la divinité du Christ, ni le dogme de la Trinité, ni celui du péché originel. Il refuse également les dogmes d'Incarnation et de Rédemption. " Le Messie, fils de Marie, n'était qu'un apôtre. Il y a eu d'autres apôtres. La mère de Jésus était sincère et droite. Marie et Jésus étaient des êtres humains. " (Coran, V, 79). La stricte doctrine de l'Unité interdit aux musulmans d'accepter le dogme de la Sainte Trinité. " Ô vous, peuple du livre, ne dépassez pas la mesure dans votre religion et ne dites sur Dieu que la vérité. Ne dites pas : Trois. Abstenez-vous-en. Cela serait meilleur pour vous. Dieu n'est qu'un seul Dieu. Gloire a Lui. Comment aurait-il un fils ? C'est à Lui qu'appartient ce qui est dans les cieux et ce qui est sur terre. Dieu suffit comme Patron. " (Coran, IV, 169). Dans la croyance en un Dieu unique en trois personnes, l'Islam voit une contradiction interne, que toutes les subtilités théologiques et les interprétations ésotériques ne réussissent à concilier. La substitution de la notion de mystère à une explication intelligible n'est pas convaincante pour le musulman. Lorsqu'il fait un rapprochement entre le Christianisme et les autres croyances, avec l'antique religion égyptienne, par exemple, laquelle comporte, elle aussi , sa triade d'Ammon-Râ, dieu père, de la déesse mère Sekhmet et du dieu fils Khnos, le musulman pense à une déviation polythéiste. En ce qui concerne le pêché originel, la position de l'Islam est très nette. Dans de nombreux versets, le Coran affirme avec force le principe de la responsabilité personnelle. " Celui qui commet un acte coupable ne le commet qu'à son détriment " (Coran, IV, 3) ; " Celui qui suit la lumière agit à son propre avantage ; celui qui s'égare dans les ténèbres ne le fait qu'à sa perte ; nul ne portera le fardeau d'autrui ". (Coran, CXVII, 5). La notion du pêché originel et de la Rédemption, par le sacrifice de Dieu incarné, heurte la conscience musulmane sur le plan métaphysique et sur le plan humain. L'idée de Dieu se faisant homme est contraire à sa conception de la transcendance divine. Le musulman refuse la tentation d'unir le divin et l'humain dans une seule réalité. Il y voit la survivance du mythe antique de Dieu mis à mort et ressuscité, que l'on trouve aussi bien dans la mythologie grecque que dans la religion égyptienne. Le rachat du genre humain rendu responsable du pêché d'Adam, ancêtre lointain, par le sacrifice d'un Innocent lui parait être incompatible aussi bien avec la justice divine qu'avec la justice humaine. En comparant le Christianisme et l'Islam, Gustave le Bon a pu dire : " Quand on réduit le Coran à ses dogmes principaux, on voit que l'Islam peut être considéré comme une forme simplifiée du Christianisme. Il en diffère cependant sur bien des points, et notamment sur un point fondamental : son monothéisme absolu. Son Dieu unique plane au-dessus des choses sans aucun entourage de saints ou de personnages quelconques dont la vénération s'impose. L'Islam peut revendiquer l'honneur d'avoir été la première religion qui ait introduit le monothéisme pur dans le monde ". (G. Le Bon : La civilisation des Arabes. Paris 1884). C'est de ce monothéisme radicale et intransigeant que dérive la pureté doctrinale de l'Islam, l'ordonnance architecturale de sa conception de l'univers, sa simplicité séduisante. Extrêmement facile à comprendre, l'Islam ne présente à ses fidèles aucun mystère, aucune contradiction. Rien dans l'enseignement du Prophète ne rebute l'entendement humain, rien ne heurte le bon sens commun. L'idéalisme le plus élevé est allié au réalisme le plus positif. Un Dieu unique, un Dieu juste et bienveillant à adorer, quelques préceptes simples et faciles à observer : la purification par des ablutions fréquentes, la prière quotidienne à heures fixes, l'aumône, le jeune au mois de Ramadan et le pèlerinage à la Mecque pour ceux qui peuvent financièrement et physiquement. Le Paradis comme récompense pour les méritants ; l'Enfer comme châtiment pour les pervers. La profession de foi, nette et claire, tient en trois lignes ; " in extremis ", elle peut être réduite à la simple formule : " Il n'y a d'autre Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète ". Pas de sacerdoce, pas d'organisation ecclésiastique. Chaque musulman est son propre prêtre, chacun a le droit de présider à la prière. Pas d'intermédiaire entre Dieu et l'homme, pas d'intercesseurs. " Vous n'avez pas de patron ni d'intercesseurs à coté de Lui " (Coran, XXXII, 3). Seuls, comptent la foi sincère et les actes du croyant. Mais les actes ne valent que par leurs intentions. " Celui qui ne renonce ni à mentir ni à pratiquer les œuvres de mensonge, Dieu n'a pas besoin de son jeûne " (Hadith). " Ce n'est pas piété que de tourner son visage du coté du Levant ou du Couchant. Pieux est celui qui croit en Dieu et au jour dernier, aux anges, aux Ecritures, aux prophètes, qui pour l'amour de Dieu, donne de son avoir à son prochain, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs et à ceux qui demandent, qui rachète les captifs, observe la prière, fait l'aumône rituelle, tient ses engagements, est patient dans l'adversité et en temps de violence. " (Coran, II, 179). " La chair et le sang des victimes ne montent pas jusqu'à Dieu, mais votre piété monte vers Lui. " (Coran, XXII, 38). Le Coran n'impose pas au croyant des devoirs qui pourraient dépasser ses forces. Le prophète n'approuve ni la vie monastique ni les macérations ; il déconseille les dures pénitences comme tous les excès quels qu'il soient. Les malades, les voyageurs ne sont pas tenus d'observer strictement le culte. " Il (Dieu) sait qu'il y parmi vous des malades, que d'autres parcourent la terre à la recherche de la Grâce de Dieu, que d'autres combattent dans le sentier de Dieu. Lisez donc ce qui est facile dans le Coran et levez-vous pour la prière ; donnez l'aumône… " (Coran, LXXIII, 20). Le culte du Seigneur ne doit pas être un fardeau, mais un apaisement de l'âme, une joie spirituelle. La tradition rapporte qu'un jour on demanda au Prophète pourquoi il souriait en priant. Il répondit : " Vous voyez sur mon visage le signe de la joie qui est en moi lorsque je prie ". La prédication musulmane fit une réalité vivante de l'abstraction plus ou moins vague et lointaine qu'avait été l'idée monothéiste en Arabie. Jamais homme ne ressentit la présence de Dieu avec autant de force et de certitude, ne fit sa soumission à la volonté divine avec autant d'abnégation. Jamais religion ne s'empara si complètement de la personne du croyant, n'exerça sur lui une emprise aussi décisive. En effet, les cas d'abjuration sont tout à fait exceptionnels dans l'Islam. " Lorsque les Arabes d'Espagne furent vaincus par les Chrétiens, ils préférèrent se laisser tuer ou expulser jusqu'au dernier, plutôt que de changer de culte " (G. Le Bon). L'acceptation tranquille des vicissitudes de la vie, et de la mort, est un des traits les plus caractéristiques de l'attitude morale du vrai musulman. Certes l'homme selon l'Islam est " nu et sans défense " devant Dieu et sa confrontation solitaire avec son Créateur, en dehors de toute médiation, de toute intercession ne manque pas de grandeur émouvante. Mais le croyant sait que Dieu est " plus proche de lui que de son artère jugulaire ", qu'Il n'est ni courroucé ni vindicatif, qu'Il aime faire grâce, que " Sa clémence l'emporte sur sa rigueur ". Devant le Créateur, le croyant est donc plein d'humilité mais aussi de confiance. Il le sait ami de Sa création. " Ô mon Dieu, dit le prophète, c'est en Toi que je me réfugie de ma faiblesse, de mon insuffisance, Ô Toi le plus Miséricordieux, le Souverain des faibles, Tu es mon Seigneur. A quel autre pourrai-je m'adresser ? Si Tu n'es pas contre moi, que m'importe le reste. " (Hadith). On a cherché à discréditer cette quiétude d'esprit musulmane en invoquant le soi-disant " fatalisme de l'Islam ". Ce reproche parait peu fondé. Sans s'arrêter sur le fait que le déterminisme scientifique, qui est un autre mot pour désigner la même chose, est à la base des recherches des savants modernes, on peut avancer que le Coran n'est certainement pas plus fataliste que les autres livres sacrés. D'ailleurs, ce fameux fatalisme musulman, qui est demeuré en lieu commun, ne trouve pas dans le Coran des fondements aussi absolus qu'on le croit couramment. Au fait, quelle est la position de l'Islam devant le problème du libre arbitre ? Ce problème, l'un des plus ardus qui se soit posés à l'entendement humain, préoccupa beaucoup les théologiens et les philosophes musulmans. Il provoqua d'après discussions entre les différents courants de la pensée islamique. Ici nous tacherons de résumer brièvement les fondements métaphysiques de la liberté selon la foi de l'Islam.

La doctrine musulmane traita de la liberté en fonction des rapports de l'homme à Dieu. Elle chercha et trouva ses fondements métaphysiques dans le pacte primordial qui, dès les débuts de l'humanité, lie la créature à son Créateur. Il est dit dans le Coran qu'au jour de la création, Dieu proposa la foi libre aux montagnes et aux anges. Mais les montagnes furent saisies de tremblements et se fendirent, effrayées par l'énormité de la responsabilité offerte, car la liberté porte comme corollaire la tentation du refus et de la rébellion, comprend la faculté d'opter pour ou contre Dieu. Les anges, ces pures créatures de lumière, dont la seul vocation est la glorification de Dieu, se récusèrent aussi. Seul Adam, à qui Dieu donna la vision autonome de la nature des êtres et des choses, ce que les Musulmans désignent par la connaissance des " Noms ", accepta le don sublime du Créateur et, dans la plénitude de sa liberté, fit son choix et se reconnut esclave de Dieu. Ainsi, dès l'aube de la création, l'homme se trouve engagé envers Dieu par un pacte solennel d'allégeance qui l'oblige à une soumission totale à la volonté Divine. Mais cette servitude n'est ni morne résignation, ni obéissance passive. L'esclavage métaphysique ainsi accepté porte en lui sa récompense. Il est la cause de l'absolue liberté terrestre de l'homme. Esclave de Dieu seul, il échappe à toute les servitudes à l'égard des êtres et des choses. C'est là l'origine de l'éminente dignité de l'homme qui lui valut d'être placé au-dessus de toute création et d'être sacré vicaire de Dieu sur la terre. C'est là aussi l'origine de autres libertés qui lui furent octroyées par le Créateur. " Pour que l'homme puisse persister dans l'accomplissement de ses devoirs envers son Divin Maître, Dieu lui conféra ensuite le droit de disposer de lui-même, comme bon lui semble, et le droit d'user, comme bon lui semble, des choses du monde extérieur. " (Al-Mawerdi : Le droit de Khalifat. Edition Leroux. Paris 1925). Lorsqu'on fait abstraction de ses origines, la liberté se réduit finalement à la faculté de choix que nous possédons, sur le plan spirituel, d'accepter les lois qui conditionnent notre vie extérieure et intérieure, ou de les refuser. Le refus, c'est la révolte de Lucifer. L'acceptation, c'est la voie de l'Islam. Sur cette faculté de choix insistèrent surtout les défenseurs de la raison et du libre arbitre, les Mû'tazilites, l'homme affirmèrent-ils, est libre, puisque Dieu nous a ordonné de promouvoir le Bien et d'écarter le Mal. En accordant à l'homme le don insigne de la raison pour discerner le Bien et le Mal, Dieu lui donna en même temps, la liberté de " faire ou de ne pas faire ". De toute façon, dans son rapport avec les faits de la nature externe et interne, la volonté humaine apparaît à travers le Coran comme libre et autonome. " Son indépendance absolue s'en suit-elle nécessairement ? De ce qu'aucune créature n'a de pouvoir contraignant sur elle, faut-il conclure que l'Auteur même de la nature reste étranger à notre activité ? Le problème métaphysique de la prédestination reste entier " (Le Cheikh, Dr. M. A. Draz : La morale du Coran. Presses Universitaire de France. 1951). Ce problème a donné naissance à toute une littérature théologique et continue encore à fournir sujet à discussion. La croyance à la prédestination fait, sans doute, partie du dogme musulman, mais elle n'exclut pas le principe du libre choix des actions et de la responsabilité qu'implique ce choix. Le terme " prédestination " est interprété par l'orthodoxie musulmane dans le sens de préscience divine. Elle n'implique pas nécessairement l'intervention de Dieu dans toutes les actions humaines. " Dieu a créé d'après un plan établi toutes les énergies de l'Univers, y compris notre faculté de vouloir ; Il sait d'avance comment chacune d'elles va fonctionnement et quels sont les événements qui vont se produire, mais il n'est pas dit, si, oui ou non, Dieu intervient dans le fonctionnement de toutes ces forces une fois mises en marches. C'est dans ce second sens seulement qu'on peut dire que toute la pensée arabe, à quelques exceptions près, est prédestinationiste ", remarque le Cheikh Draz. Il manquerait un trait essentiel à cet aperçus rapide de la doctrine musulmane, si nous ne mentionnions, ne fut-ce qu'en quelques mots, le coté social de l'Islam. Ici encore, la position de l'Islam est intermédiaire entre celles, irrémédiablement opposées, du judaïsme et du Christianisme. Le Christianisme primitif, on le sait, se désintéressa volontairement de ce " monde maudit ". Rendant à César ce qui est à César, il ne se préoccupa que de ce qui est dû à Dieu. " Mon royaume n'est pas de ce monde " avait dit le Christ (Jean, 18 ; 36). Cette parole détermina la conception chrétienne du salut, qui est affaire purement individuelle. Un Chrétien peut se réaliser chrétiennement dans une île isolée. Les ascètes, les anachorètes crurent trouver les conditions les meilleures pour le salut de l'âme dans la solitude du désert. Une telle attitude spirituelle porte en elle le détachement du social et du politique, jugés non seulement comme secondaires, mais comme une véritable entrave à l'essentiel, qui est la préparation à la vie éternelle d'outre-tombe. Dès lors, l'action du Chrétien dans la vie social porta sur la propagation de la foi, l'édification morale et l'activité charitable plutôt que sur la refonte de structure de la société et de l'Etat. Ce fut ainsi à l'aube de la chrétienté. Le Christianisme historique connut la tentative de soumettre le temporel au spirituel. Le Moyen Age est marqué par la lutte de la Papauté contre l'Empire. Cette lutte prit parfois des formes dramatiques et troubla douloureusement la conscience de la Chrétienté. Les efforts de l'Eglise pour édifier la " Nation Chrétienne " sous l'égide du Saint-Siège ne furent pas couronnés de succès. L'idée de l'unité politique du monde chrétien, n'ayant pas trouvé de fondements doctrinaux suffisants, le désir de la Papauté d'établir sa suprématie politique parut excessive à une grande partie de la chrétienté. Les royaumes nationaux sortirent vainqueur du conflit. La question se pose de savoir si le dualisme doctrinal qui pesa sur le christianisme tout le long de son histoire et qui l'empêcha de concilier l'individuel et le social n'est pas la cause d'une certaine déchristianisation de l'Europe. On peut se demander aussi à quel point la distinction doctrinale du spirituel et du temporel fut à l'origine de la séparation des pouvoirs qui est à la base de la conception moderne de l'Etat. Cette doctrine qui depuis Montesquieu fut considérée comme une grande acquisition du progrès social et politique se trouve être battue en brèche par les Etats totalitaires de nos jours. A l'opposé du Christianisme ; le Judaïsme, religion social par excellence, est impensable en dehors de la collectivité. Entité fermé, le " peuple élu " se croit appelé à une fonction sacerdotale dans un monde transfiguré par la venue de Messie. En attendant, un Juif ne se réalise pas spirituellement en tant qu'israélite détaché de sa communauté. " Il ne devient juif que dans la mesure où il assume au sein de sa communauté sa part de vocation historique qui incombe à Israël pour instaurer le règne de Dieu dans ce monde. " A mi-distance entre les deux thèses si diamétralement opposées, l'Islam se présente comme une religion qui a la vocation de réaliser l'harmonie entre le spirituel et le temporel, dont il affirme l'unité primordiale en Dieu. Le Coran comporte une conception précise de la cité musulmane et de sa vie social. L'homme est inséparable de la collectivité, à laquelle il est fraternellement lié par une tension commune vers le Centre des centres qui est Dieu. C'est du Créateur de l'homme et de l'univers qu'émanent toutes les lois qui régissent le cosmos de l'Humanité. L'unité du monde de l'Islam est un commandement impératif de l'Islam : " Ô, vous les croyants, soyez un peuple uni, comme un édifice bien étayé ". " Nous avons fait de vous une communauté unitaire ", proclame le Coran. La communauté islamique n'est pas seulement une union des croyants dans le temporel, elle est le corps spirituel de l'Islam. " Mon peuple ne pourra jamais être unanime dans l'erreur " a dit le Prophète. Un autre hadith du Prophète affirme : " Perpétuellement, jusqu'à ce que la volonté de Dieu intervienne (pour changer l'ordre des choses), il y aura un groupe de ma communauté qui ne cessera de manifester solennellement la vérité, sans que l'opposition de ses adversaires ne lui soit nuisible. " La volonté Divine a fait du consensus de la communauté musulmane, (Idjmâa), le critère du bien et du mal et l'ordre de Dieu se manifeste ainsi par la voix unanime de la collectivité. C'est dans ce rôle éminent attribué par l'Islam à la communauté des croyants que se trouve les fondements spirituels de l'Idjmâa en tant que troisième source du Droit musulman, après le Coran et la Sûnna. Le recours à l'Idjmâa, de plus en plus utilisé avec l'extension de l'Islam, avait amené la société musulmane à poser la question du droit à l'interprétation du Coran. L'opinion prévalut qu'après les grands juristes, fondateurs des quatre écoles de droit musulman, l'ère de l'interprétation était close. Décision qui, de l'avis de la critique occidentale et de beaucoup de musulmans, contribua grandement à la stagnation du droit musulman, et à la stérilité de la pensée créatrice qui caractérisa les derniers siècles de la civilisation musulmane.

La position des traditionalistes qui s'opposent à la réouverture de l'interprétation est fondée sur la crainte de scissions et de désordres moraux que les discussions sur les fondements mêmes de la religion sont susceptibles de provoquer dans le monde spirituellement uni de l'islam. Dans une religion qui ne connaît pas de conciles, ni une autorité suprême habilitée à veiller sur l'intangibilité de la doctrine, une telle crainte s'explique aisément. Si, malgré la dispersion extrême des peuples musulmans, malgré leur assujettissement durable aux Etats occidentaux, l'Islam a pu conserver son unité spirituelle et sa cohésion morale, il le doit à l'unité d'ordre théologique, qui fut l'œuvre de ses ulémas et de ses juristes. C'est un fait difficilement contestable, mais il est aussi indéniable que la rigidité de l'attitude conservatrice de ces mêmes théologiens empêche aujourd'hui l'adaptation du monde de l'Islam aux conditions de la vie moderne. En perpétuant la lettre des lois, certes tirées de la parole Divine et de la pratique du Prophète, mais selon l'entendement d'une époque révolue, ils entravent le développement de la civilisation musulmane dans les voies de l'Islam. En persévérant dans leur attitude figée, les tenants de l'immobilisme risquent de rejeter hors de l'Islam les forces vivantes de la communauté. Les divers courants libéraux, loin de réclamer une révision de la doctrine, demandent simplement le retour à la pureté initiale de la religion. Il ne s'agit point pour eux de synthèse encore moins de syncrétisme. L'Islam, religion révélée, est la vérité absolue, valable pour tous les temps et pour toutes les générations. Toute tentative humaine d'y apporter un correctif, un changement quelconque en vue de l'adapter aux conditions changeantes du temporel, est un sacrilège. Mais si la vérité est une et éternelle, la Parole Divine incarnée dans le Coran intangible, l'homme à qui elle est adressée est un être qui change dans le temps. Ses facultés intellectuelles se développent, ses vues spirituelles s'élargissent, sa compréhension s'aiguise. Le Coran n'a pas été révélé comme un système philosophique figé pour toujours dans sa structure, mais comme une règle de vie mouvante. L'interprétation du Livre Sacré doit être faite en fonction des progrès de la capacité d'entendement de l'homme. Parmi les multiples préjugés dont l'Islam fut et continue d'être l'objet, il en est un particulièrement tenace et aussi particulièrement injuste. C'est le reproche de fanatisme et d'intolérance. Rien dans le Coran et dans la tradition musulmane, ne justifie la réputation que les détracteurs de la religion musulmane lui ont forgée de toutes pièces. C'est un devoir d'équité élémentaire que de le reconnaître. Si l'Islam se montre d'une sévérité incontestable envers les païens et les idolâtres, il fait preuve par contre d'une très grande mansuétude envers les " peuples du livre ". S'il y a une chose dans le Coran qui ne souffre aucune dénégation, ne prête à aucune équivoque, c'est précisément l'esprit de tolérance la plus bienveillante à l'égard du Judaïsme et des Chrétiens, et surtout des Chrétiens. " Dites : Nous croyons aux Livres qui nous ont été envoyé, ainsi qu'à ceux qui vous ont été envoyés : Notre Dieu et le vôtre sont Un et nous nous résignons entièrement à Sa volonté " (Coran, XXIX, 45). D'autres versets confirment cette attitude. " Parmi les Juifs et les Chrétiens, il y en a qui croient en Dieu et aux livres envoyés à vous et à eux, qui s'humilient devant Dieu et ne vendent point Ses enseignements pour un vil prix. Ils trouveront leur récompense. " (Coran, III, 198-199). Ces versets déterminent aussi nettement que possible la position de l'Islam à l'égard des religions révélées. Voici deux exemples qui illustrent comment l'esprit de tolérance musulman se traduisait en faits du vivant du Prophète. Des Arabes païens de Médine avaient confié leurs enfants à la tribu juive des Beni Nazir. Après l'installation de Mohammed à Médine et la conversion des païens, ceux-ci voulurent reprendre aux Juifs leurs enfants pour leur faire embrasser l'Islam. Le Prophète s'y opposa. C'est à cette occasion que fut révélé le sublime verset " Point de contrainte en religion. La vraie route se distingue clairement à l'erreur. " (Coran, II, 257).

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